Édition de documents conçue et établie par Marie-Liesse Clavreul et Thierry Kerserho
Avec une préface de Pierre Bazantay et Yves Hélias, cofondateurs du Congrès ordinaire de banalyse



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Les Fades vue générale

 


Le Congrès ordinaire de banalyse fut fondé en 1982. Il s’est tenu aux Fades, une halte ferroviaire facultative d’une localité du Puy-de-Dôme (France). La seule activité inscrite au programme officiel était, pour l’assemblée générale des congressistes déjà présents, d’attendre et d’accueillir les autres éventuels congressistes à chacun des trains. Le Congrès fut obstinément reconduit pendant dix ans, chaque troisième week-end de juin.
    Tenant lieu de manifeste, le Congrès des Fades inspira d’autres propositions en France, en Belgique, aux Açores, en République socialiste tchécoslovaque, au Québec, etc.

Un ensemble de documents témoignant de ce que firent et inventèrent les banalystes entre 1982 et 1991 est ici publié pour la première fois. Durant cette décennie, ce sont une trentaine de manifestations et expériences, ponctuelles ou périodiques, qui auront été organisées et menées sous le nom de banalyse, et ce sont plusieurs centaines de personnes provenant d’horizons les plus divers qui s’y seront associées.
    La présente édition vise également également à refléter un état d’esprit, ironique autant que sérieux, qui invitait à déjouer collectivement les pesanteurs du réel. Encore fallait-il, pour répondre à l’invitation, accepter de prendre certains risques, comme celui de l’ennui ou celui de perdre son temps.

S’il n’était pas de définition de la banalyse, était présumé banalyste quiconque, ayant eu vent du Congrès des Fades, avait été fortement tenté de s’y rendre.



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Avertissement



LA FRAÎCHEUR DES SOURCES

Cette première édition sur le mouvement banalytique paraît plus de vingt ans après le dernier Congrès des Fades. Fait remarquable dans cette époque d’accélération et de saturation : jusqu’à ce jour, excepté les banalystes eux-mêmes, rares ont été ceux qui ont pu accéder à quelque renseignement de première main et beaucoup d’autres ont sûrement cru que ce mouvement n’avait laissé que peu de traces. Tout semblait réuni pour que se forme un mythe auprès de quelques amateurs, sinon pour que s’affirme la perspective de l’oubli ; deux options que le présent ouvrage se satisferait de contrarier.

Le lecteur ne trouvera ici ni récit documenté ni discours savant sur le sujet, ce genre d’offre de médiation nous ayant paru contrevenir tout à la fois au style des mises en jeu que la banalyse avait elle-même pratiquées et aux modes de confrontation au « réel » auxquels elle invitait. Il trouvera uniquement de quoi appréhender, sur pièces, l’histoire de la banalyse : des documents originaux, dont aucun n’a évidemment été reproduit à titre illustratif.
    Le présent recueil obéit à une construction simple : l’ordre de présentation retenu est strictement chronologique et la sélection des documents a été guidée par le souci de donner une intelligibilité interne à l’ensemble proposé. Gageons qu’une interrogation, surgissant ici à la lecture, découvrira ailleurs un élément de réponse. Il conviendra cependant de ne pas oublier que cet ouvrage n’a pu être composé qu’à partir des seuls documents conservés ou retrouvés dans les divers fonds d’archives banalytiques consultés, et que parmi plus de six-mille pièces recensées il nous a fallu opérer des choix, parfois sur fond de pénurie.

Ce recueil ne se nourrit donc pas de l’illusion d’épuiser son sujet. Et s’il entend rendre compte de ce que firent et inventèrent les banalystes entre 1982 et 1991, c’est par la variété des éléments qui le composent aussi bien que par leur montage, avec les rapprochements ou les laissés-en-blanc que celui-ci permet. Ainsi espère-t-il rendre tangibles les multiples déploiements du mouvement et les impasses qu’il a pu rencontrer. C’est aussi de cette manière qu’il aspire à redonner une actualité critique aux territoires défrichés à l’époque par la banalyse. Puisse-t-il encore inviter tout un chacun à se saisir aujourd’hui des virtualités collectives prometteuses dont elle était porteuse.
    Quoi qu’il en advienne, on mesurera sûrement que, sachant, pour y avoir eu accès, ce que les archives de la banalyse recelaient, nous ne pouvions le garder pour nous.

Le 15 mai 2015,
Marie-Liesse Clavreul et Thierry Kerserho






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Préface



GENÈSE DE LA BANALYSE
OU
CECI N'EST PAS UNE OEUVRE

Ceux qui furent à l’initiative du mouvement connu sous le nom de banalyse doivent, pour introduire le présent ouvrage, éviter toute posture laissant entendre qu’ils seraient des auteurs conviés à préfacer leur oeuvre. La banalyse – et c’est là un de ses principes constitutifs – a été une aventure collective qui s’inscrit mal dans les catégories de l’oeuvre ou de l’auteur. Ce n’est pas une oeuvre, mais un ensemble d’activités ; elle n’a pas d’auteurs, mais a réuni des acteurs les plus divers. Le rôle que nous y avons tenu, aussi bien comme Centre d’initiative du mouvement que comme organisateurs du Congrès ordinaire, n’est certes pas négligeable, surtout en raison de sa permanence. Mais il ne nous habilite nullement à donner une interprétation privilégiée de la signification de ce qui s’est joué sous le signe de la banalyse qui fut, à bien des égards, un espace du malentendu. Notre propos se limitera donc à porter témoignage de l’état d’esprit qui nous réunissait au moment où nous vint l’idée d’organiser ce qui fut au départ de cette affaire et en demeura la manifestation emblématique : le Congrès des Fades.

Les origines intellectuelles et sensibles de la banalyse se dessinent à Rennes entre 1968 et 1981, au cours de ce qu’un historien appelle « l’entre-deux-Mai ». C’est dans un environnement essentiellement universitaire ou périuniversitaire dominé par des discours et modes d’agitation de type gauchiste que nous nous sommes rencontrés en 1974. Si ce contexte pouvait être intellectuellement stimulant il était surtout idéologiquement et moralement alourdi par l’esprit de sérieux révolutionnaire et les injonctions culpabilisantes du militantisme. Certes, nos convictions étaient clairement acquises à la critique du capitalisme mais nous étions très mal à l’aise face aux pratiques alors dominantes d’exercice de cette critique dont les horizons nous paraissaient être davantage ceux du XIXe siècle que ceux de notre époque. Nous n’étions d’ailleurs pas les seuls à ressentir le besoin de nous alléger de cet imaginaire politique désuet et, sur les murs de notre université, on pouvait lire ce graffiti : « Vive la dictariat du prolétature ».

La question était donc : comment poursuivre cette critique en dehors des confinements d’un activisme révolutionnaire auquel nous n’avions jamais vraiment cru ? Nos seuls repères étaient du côté de mouvements réputés avoir antérieurement tenté de déplacer cette critique sur d’autres terrains, notamment en recourant à l’expérimentation. Ainsi, le surréalisme conservait encore quelques attraits. Nous retenions d’ailleurs essentiellement de lui sa pratique du jeu, sans être pour autant convaincus de l’intérêt des terrains – ceux du langage et de l’inconscient – que privilégiait encore l’expérimentation surréaliste. D’autres régions du symbolique – comme celles des formes politiques ou des rituels de l’institution – nous paraissaient offrir des champs d’expérimentation tout aussi féconds, et surtout moins susceptibles d’être balisés, sous les prévisibles effets de clôture du champ littéraire ou artistique. Nous avions bien sûr pris acte de l’Amère victoire du surréalisme dont les situationnistes avaient dressé le constat, mais de ces derniers – figures légendaires à l’époque – nous ne savions pas grand-chose. Nous ne connaissions que très approximativement leurs analyses de la « société spectaculaire marchande » et il nous arrivait simplement de pratiquer à l’occasion certaines des nouvelles modalités de jeu qu’ils avaient avancées, en particulier l’exercice de la dérive qui avait surtout le mérite de métamorphoser des errances aléatoires en démarches assumées. Mai 1981 achève les faux-semblants et atermoiements hérités de mai 1968 et marque de fait la fin de notre modeste et plutôt molle participation aux illusions de l’époque. L’idéal révolutionnaire et la doxa militante refluent ; tandis que la nouvelle politique de l’État achève de neutraliser les anciennes formes d’avant-gardisme critique sous le signe légitime de la « culture » dont on vient d’élargir considérablement l’emprise. Ces nouvelles conditions ont libéré le « passage à l’acte banalytique » qui interviendra aux Fades en juin 1982, en même temps – le hasard fait parfois bien les choses – qu’une manifestation qui peut faire fonction d’envers symbolique du premier Congrès de banalyse : la première Fête de la musique. À partir de 1981, force est de prendre acte de l’ampleur du triomphe capitaliste, force est de mesurer « l’accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande » et force est de constater les immenses boulevards qui s’ouvrent devant la domination spectaculaire alors que les industries médiatiques se déploient de façon accélérée. C’est au coeur de ce premier « constat du désastre » que s’épanouit l’idée banalytique. Désormais, devant une réalité aussi écrasante, maintenir une position critique ne pouvait reposer que sur des bases extrêmement modestes et à rebours des ambitions idéologiques ayant jusqu’alors prétendu « changer le monde ». Le temps était venu pour la résistance du dérisoire.

Notre proposition critique allait prendre corps autour du banal, et de l’ennui qui lui est couramment associé. Nous percevions en effet le capitalisme comme un processus toujours élargi d’annexion, ou de colonisation, du réel par la valeur marchande. Nous avons alors considéré le banal et l’ennui comme des figures « en négatif » au regard de ce processus. Ils en étaient en quelque sorte l’horizon de fuite ou la zone de risque qu’il lui fallait incessamment éviter. En effet, une marchandise ne saurait officiellement apparaître comme banale ou ennuyeuse. Quand elle le devient – du fait de son inéluctable banalisation –, elle disparaît car une autre marchandise est déjà venue la remplacer tout en faisant oublier cette déchéance. Le banal est une sorte de point de fuite qui est doublement à l’horizon de la valeur marchande : il est ce qu’elle s’emploie à fuir et il est ce vers quoi elle tend inéluctablement, ce à partir de quoi elle renouvelle sa fuite en avant. Cette fonction de détermination négative de la valeur par le banal apparaît nettement dans le cas de ces marchandises à très haute valeur ajoutée que sont les produits dits « culturels ». Il va de soi que le culturel doit échapper au banal et à l’ennui, même si parfois, en des formes perverses, la culture élitaire, pour se distinguer de la masse, cultiva « l’ennui de qualité ». Mais les marchandises ne sont pas seulement des choses ou des réalités extérieures. Elles sont aussi ce qui nous occupe en étant porteuses d’injonctions relatives à notre manière de passer le temps. Elles définissent des modes d’emploi légitime du temps où la légitimité se mesure, ici encore, en termes d’écart avec le banal et l’ennui. Elles introduisent dans la vie quotidienne un véritable déni de la quotidienneté elle-même – Henri Lefebvre dirait une « critique de la vie quotidienne » – qui se laisse plus aisément appréhender dans les sphères de la haute valeur ajoutée : quoi de plus efficace pour échapper aux pesanteurs ennuyeuses du quotidien que le salut des activités dites « culturelles » ?
    C’est ainsi que nous vint l’idée d’un acte de résistance qui consistait à inviter nos contemporains à partager l’expérience d’une prise de risque dont l’ordre dominant des choses s’employait à les prémunir, et ceci avec une telle insistance que la « zone interdite » du banal pouvait presque finir par devenir désirable. Prendre collectivement, par la libre confrontation au banal, le risque de l’ennui et celui de perdre son temps, tel était le seul programme subversif qui nous vint à l’esprit dans ce contexte du début des années 80. Cette proposition simple prit la forme d’un congrès sans objet, sinon celui d’attendre des congressistes eux-mêmes motivés par une telle perspective, un congrès se tenant en un lieu suffisamment éloigné des commodités usuelles du monde spectaculaire pour que soient clairement établis les risques que chacun courait en participant à pareille expérience. Ce dispositif était soutenu par toute une poétique désuète du ferroviaire qui à la fois constituait le décorum du Congrès – les quais d’une petite gare isolée du Massif central – et agrémentait l’affaire de quelques ingrédients propres à stimuler les imaginations : être attendu par des inconnus au terme d’un long voyage ; puis attendre d’autres inconnus à chaque arrivée de train.

Dans l’esprit de ses initiateurs le Congrès ordinaire de banalyse fut donc une forme de catharsis du spectacle. Il s’agissait d’organiser le partage d’une unité de temps qui serait momentanément soustraite à toutes ces injonctions qui nous poussent incessamment sinon à gagner du temps, du moins à le remplir par toutes sortes d’occupations que le monde marchand nous soumet. Face à toutes ces prédéterminations de nos emplois du temps, il s’agissait, par le recours aux figures en quelque sorte purificatrices du banal, de l’ennui et de la perte, de mettre en scène une parenthèse de vie commune restituée à l’indétermination. Tel était grossièrement notre dessein : amorcer une bien dérisoire critique de l’emploi du temps. Mais ce dessein ouvrait également un espace symbolique offert aux projections les plus bariolées de la subjectivité, conséquence de l’indétermination même du Congrès auquel ce dessein emprunta initialement sa forme. La banalyse fut surtout un espace du malentendu qui a largement débordé du cadre intellectuel où nous avions primitivement conçu l’expérience, cadre dont il nous appartenait ici de porter simplement témoignage. Car le présent ouvrage, en déroulant la succession des manifestations banalytiques, expose toute l’amplitude de ce malentendu. Et il montre aussi que la banalyse fut d’abord un ensemble de symboles sur lesquels sont venus, durablement pour quelques-uns ou très ponctuellement pour beaucoup, se projeter des banalystes auxquels était associée cette définition fort large : « Est banalyste quiconque ayant eu vent du Congrès des Fades a été fortement tenté d’y venir. »

Mai 2015,
Pierre Bazantay et Yves Hélias